Lucas Debargue fait partie des très rares interprètes qui montent sur scène pour jouer leur propre musique. Compositeur dont le catalogue ne cesse de s’étoffer, le Français vient présenter à Cully l’une de ses dernières créations. Avec son ouverture à la française, sa pantomime qui mélange gavotte et courante, ou bien encore sa gigue conclusive qui reprend tous les thèmes précédents, la Suite en ré mineur insère une écriture moderne dans le moule d’une suite baroque. Lucas Debargue est également un pianiste au style très personnel, dont la discographie témoigne de son éclectisme. Publié l’an dernier, son plus récent enregistrement propose l’intégrale de l’œuvre pour piano de Gabriel Fauré, dont quelques perles sont distillées ce soir. Mazurka, nocturne ou impromptu : ces morceaux trahissent dans leur genre leur affinité avec Frédéric Chopin, mais font de même entendre la manière dont leur auteur s’affranchit de ce modèle.

À l’aube du 19^e siècle, Ludwig van Beethoven commence lui aussi à se distancer de tout modèle dans sa Sonate en do dièse mineur op. 27 n° 2. L’Adagio sostenuto aux triolets infinis par lequel elle s’ouvre vient remplacer un traditionnel allegro. Après un court intermède central, le finale transforme les arpèges du premier mouvement en une sorte de course à l’abîme. On comprend sans peine pourquoi Beethoven sous-titre un tel ouvrage « Sonata quasi une fantasia ».

Presque cent ans plus tard, la Sonate n° 3 en fa dièse mineur d’Alexandre Scriabine est également une pièce charnière entre deux mondes. Elle est encore une grande sonate romantique, mais c’est ici la dernière fois que le compositeur adhère au schéma en quatre mouvements. Son ton exalté, sa complexité polyphonique et la nervosité de ses rythmes préfigurent déjà la maturité de Scriabine et ses audaces incroyables.

Texte de Yaël Hêche